[Versión española]



Quelques extraits des écrits de Jourdan

 

 

Croire aux mots comme souliers et non comme épingles de fixation.

 

Il faudrait parler au-dessus de soi, comme on aide quelqu'un à franchir un mur.

 

Désapprendre pour s'ouvrir.

 

De la façon dont tu peux te couler en ce monde dépend la façon dont ce monde coulera en toi.

 

Ce ne sont pas les nuages qui sont menaçants. C'est la fixité du regard qui les ignore.

 

La sacralité du geste : l'anti-désordre.

 

Le vide de ton esprit porte l'échelle.

 

Le Tao dit : "Il préfère être éparpillv comme des cailloux."
L'idée de mur lui est sortie de la tête.

 

Je rêve d'une pensée qui m'accomplirait...
Fleur ou bâton ? Bâton, sans doute, pour m'éviter l'assoupissement.

 

L'air est enfiévré. Et toi, tu ne ressens que la fatigue, l'hébétude. Cet amandier rose contre le vert des cyprès et le bleu puissant du ciel ? Non, décidément, tu ne portes pas les couleurs. Délavé, lavette.

 

Avec, pour compagne, une courbe de colline dans la brume du soir. S'effacer devant elle. S'efforcer de rendre cette politesse toute naturelle, sans effort.

 

Ne cherche pas, oublie tout ce fatras. Approche-toi seulement de cette touffe de thym. Il y a tant à oublier. La démesure de l'action, la plaie de l'action. Réduis tes gestes. Reste là, proche de ce balancement des herbes à hauteur de ton visage. Enfonce-toi. Accède à ce seul rythme.

 

Tu as tout le feuillage pour disparaître. Et quand disparaîtra le feuillage, c'est toi qui deviendras feuillage.

 

C'est aussi une cathédrale l'amandier en fleurs tout bourdonnant d'abeilles.

 

Le socle de lumière, à travers le fugitif.

 

Offrande, comme glissée d'une main absente.

 

Tremblement du matin. Souffle si léger qu'on le dirait messager. Feuillages caressés sans bruit. Douce toilette. Simple messager, porteur de baume, de la liqueur de vie. Messager qui efface les murailles, ne laisse qu'une façade. Qui te laisse cette façade, que tu l'effaces, que tu rejoignes ce messager. Pas besoin de gaspiller tes forces. Comment dire ? C'est un travail d'esprit à esprit, d'éliminations successives. Le messager est immobile, il te voit nommer les distances mais que pourrait-il savoir de l'éloignement, lui qui est proximité, qui est matin ?

 

N'ajoute rien. Garde en toi le retrait. Ne laisse pas l'émotion submerger ce paysage.

 

Sur la crête, parmi les herbes.

 

À cette heure où débute le concert des crapauds, qui va s'amplifiant, l'apaisement vient sur vous, glissant du végétal pour vous entourer de la même sollicitude. Comme un châle posé sur les épaules, presque à ce niveau physique. On s'éloigne de soi. On se trouve mêlé, anonyme, à un consentement qui, en montant, efface les limites entre ciel et terre.

 

Célébrer, célébrer, pas autre chose.

 

Extase. Je ne trouve pas d'autre mot, il n'y a pas de mots pour qualifier ce moment, ce calme. Vapeurs d'herbe pour encens. Et cette montée de la terre. J'éprouve une sorte de fièvre, comme si mon corps réagissait à cette communication (communion). On me doterait d'ailes, à l'instant, que je les déposerais dans l'herbe comme offrande.

 

C'est quelque chose comme une salutation. S'incliner. S'incliner parce que redressé.

 

Avec l'herbe et le feu : voilà l'échelle.

 

Ce sont des courants de lumière, où le végétal se laisse porter. Un acte de foi. La crainte n'entre pas dans ce monde foisonnant, ce babil vert.

 

Les nuages dessinent le Souffle.

 

Ce n'est pas tout de découvrir cette merveilleuse lumière sur les crêtes d'oliviers, encore faudrait-il qu'il y ait en toi un répondant.

 

Toute une philosophie à portée d'herbe. Savoir mâcher cet enseignement.

 

La plante ne craint pas le retour du gel, elle s'offre dans sa floraison prématurée. Elle est avancée au bord du gouffre. Au coeur même de la vérité, rose comme un ciel qui annonce un vent violent.

 

Faire sa place à la nudité, à la confiance, à l'offrande. Savoir, en face, se simplifier.

 

Ce claquement des feuillets malmenés par le vent : ne l'oublie pas !

 

Accepte que vienne le monde, dormeur du sens.

 

Le paysage est mortel quand il s'embourbe dans l'esprit. Ne le regarde plus, ce n'est pas le paysage.

 

La voie est libre où tu circules, prisonnier.

 

Nous montons, je crois...
Certes, mon ami, il est indéniable que nous montons. Mais l'important serait de savoir qui monte.

 

Quelle réponse voudrais-tu entendre ? Inutile de poser des questions, dis-moi simplement quelle réponse tu voudrais entendre. Cherche.

 

Se placer dans une vaste perspective histrionique.

 

Tu es heureux avec ton bout de papier. Le mécanisme fonctionne. Plié à cette ruse, le sais-tu ? – Mais cette ruse, mon ami, n'endort pas.

 

Faire son jour comme on dit faire son trou. Mais pas en s'enterrant. En s'aérant.
Avec des mots, bien sûr, mais aussi avec ce que le dérapage des mots peut t'apporter de distance par rapport à eux. T'éloigner d'une souveraineté suspecte.

 

Amulettes de paroles, allumettes usées.

 

En un très court laps de temps le brouillard a tout envahi. Pourquoi cette légère oppression ? N'est-ce pas ton monde vrai ?

 

Communion des cerisiers. N'y participer qu'avec une ombre allégée.

 

Heurté aux obstacles, peux-tu bénir les obstacles ?

 

L'intime désastre est la seule ressource.

 

Comment pourrions-nous nous désolidariser de cette mort que nous portons en nous, qui nous appartient tout autant que nous lui appartenons ? Le rêve serait de lui ménager un espace où la rencontre se ferait dans la dignité. Sorte de suprême politesse où la salve des salutations l'emporterait sur les gémissements. Mais cet espace n'est inclus que dans l'impensable du saut, dans ce mouvement de bascule qui annule l'autre espace, celui où l'on croyait avancer... Plus intime la mort, longuement convoyée, plus proche et peut-être, plus encore pourvoyeuse d'espace, ici-même et, qui sait, là-bas. Là-bas où les chimères se glacent.

 

J'entends le verdict tomber d'un figuier : cette large feuille qui soudain s'étouffe contre la terre.

 

Sortie, comme on se glisse par mégarde dans une ville, une foule ; comme on se découvre à la fois démuni et protégé. Comme on s'effraie de ces silhouettes grotesques dont toute vie véritable semble s'être retirée. On nage en pleine désertion. Le choc est d'autant plus fort que l'on se sait démuni, fragile ; avec une sorte d'angoisse (pourvu qu'il ne m'arrive rien dans la rue...) qui ne veut pas céder.
Je songe aux masques d'Ensor. La grande danse macabre, le carnaval d'inconsistance. Mon Dieu comment faire pour que la vie retrouve cette folle dignité qui devrait être la sienne ? Ou bien ma vue est-elle si déformée ?
Démuni, disais-je, et protégé. À l'écart, sur un banc. Pas un tonneau, non. Et quelques lueurs que je garde encore, à l'abri dans le creux de mes mains comme une flamme vacillante, comme une promesse qui restera promesse.

 

Comme s'il se faisait un grand vide et tu t'épuises à vouloir le remplir – mais le coeur s'y refuse. Nul choix n'est possible. Tout est en place, tout existe si fort. Ne bouge donc pas, laisse simplement grandir en toi cet amour qui est, en fait, le seul contrepoint. Cet amour qui ne s'accroche pas.

 

Sous cet éclairage ce que l'on retient (non pas le plus volontiers, car cela s'impose en fait) c'est la douceur de l'instant. Grappe de raisin élevée dans la lumière. Quelque chose de semblable. Qui vient aux lèvres. Prononcer le merci à voix très basse, ne rien effaroucher.

 

Il est vrai que nous rôdons sans cesse autour de cet espace sans espace où nous n'entrons jamais, vivants. Il semble même, parfois, qu'il nous constitue. Mais nous avons cette fâcheuse habitude de le prendre à l'envers : la crainte qu'il nous inspire n'est peut-être que celle de la vie. C'est même certain.

 

*

 

Cousu de bleu

 

Curieuse façon du silence que d'imposer ce chant d'un coq lointain, de renverser les saisons, de faire venir au goût cet été sommeillant, éternel. Cette solaire enfance.
Visitation du silence. Ici, entouré de présences plus fortes qu'un hiver. Ici où, presque, la parole m'est retirée, m'est donné ce glissement non pas fataliste mais comme une résignation plus haute. Que, par exemple, ce dialogue muet est plus important ; que la vérification du lieu se passe de paroles, passe uniquement par le corps comme une source qui irriguerait.
Trois points lumineux où se cache le soleil sous une masse grise, c'est un signe et il se change en ces fumées lointaines au pied du mont, en rouge-gorge sur une branche nue de micocoulier, en cette main qui trébuche sur le papier. Mobilité du signe mais aussi profonde mutation d'être. Les barrières sont si légères ! Tu as vu cela avec quels yeux ? Les yeux de celui qui brûlait. Et il l'ignorait. Comme j'ignore cette bourrasque de neige sur la montagne et comme elle m'aspire maintenant, me rend à la présence en m'éblouissant.
Ce moi pulvérisé est mon moi. Cela se dévide hors de moi, hors de mon ventre. Cela s'envole. Car le parcours est infini. Épuisant parce que tu veux tenir, retenir. Est épuisante l'infinité parce que mort est en toi. Une certaine image de la mort. Son autre versant est neige aussi, est la même infinité. Le peu que s'ouvrent les barrières : tu ne reviens pas entier. C'est le pas gagné.
Tu absorbes le froid. Il a démantelé les raisons de ta " personne ". J'entends bien : personne, ici personne, c'est une multitude de liens, personne au sein d'une multitude de présences. Et il n'y a rien à rassembler. Tout est rassemblé. D'énormes distances sont franchies qui me font m'abandonner. Abandonner cet écran. Moi-écran. Mains-oiseaux dans le froid et le passage et l'éclat. Et la percée du soleil, et l'envol des plumes neigeuses, le rebondissement d'arbres en arbres, écoutant l'autre voix, son éternel regain, sa façon d'essaimer le rien. De m'en éblouir. De me tuer ainsi.
Déchire ce bouclier dérisoire !
Alors, de neige en soleil, tu cueilleras l'unique fleur et les voyages s'ouvriront à son parfum de lumière. Le silence revient, il ouvre le ciel. Il porte ce bleu profond que tu es, de toute éternité, toi, l'accroc de ce bleu. Toi, repriseur de bleu. Toi, cousu de bleu.

 

 

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[Bibliographie]