[Versión española]


La recherche de

Pierre-Albert Jourdan

 

Les évocations du paysage, très importantes dans l'oeuvre de Jourdan, ne sont généralement pas des descriptions, mais concernent le rapport qu'il entretient avec le monde sensible et s'intègrent dans une quête spirituelle dont témoignent de nombreuses métaphores et injonctions éthiques à soi-même. La recherche d'une existence plénière passe en effet par l'établissement d'un rapport juste avec le monde sensible.


Vue du Mont Ventoux (Photo Gilles Jourdan).

 

                  Jourdan cherche donc à ouvrir les yeux, en privilégiant à la saisie prédatrice marquée par l'attente et le désir des "exercices d'assouplissement" : afin de rompre l'enfermement en soi, il s'efforce de s'effacer, c'est-à-dire d'écarter les désirs, rêves et savoirs et la pensée rationnelle constituant le moi personnel pour une réduction à l'essentiel, dont témoignent des images de purification et l'utilisation des pronoms personnels. Cet effacement, qui passe par un renversement des valeurs, aboutit à une disponibilité, encore accentuée par une maîtrise de l'attitude corporelle, qui permet une amplification de la perception de tous les sens. Celle-ci traduit la coïncidence de l'être à son corps, essentiel pour l'insertion dans le monde. Peut alors survenir, subitement, une venue du monde, qui provoque la stupeur et l'éviction totale du moi, et impose une présence.

                  L'accord qui a lieu alors produit un effet bénéfique grâce à un échange de corps à corps entre l'homme et le monde qui apaise le coeur, ce qu'expriment des métaphores alimentaires et médicales. Cette remise en ordre et cette harmonie, permises par une immersion dans l'ici et maintenant, dans l'infinité de l'instant, s'accompagnent d'une joie frôlant l'extase et entraînant le lyrisme dans l'écriture, et donnent l'impression d'une sollicitude amicale du paysage.

                  Bientôt et subitement pourtant se produit une fermeture et une fuite du paysage, qui instaure une distance, rouvre et creuse les blessures tragiquement : le monde apparaît comme un piège, non un abri. Jourdan reconnaît cependant que le piège est en lui-même, car il ne sait demeurer dans l'accord. En effet, le retour de la pensée discursive et d'un regard sur soi introduisent une distance vis-à-vis du corps et du monde, et une sortie du présent s'effectue par le biais de généralisations, la constitution du monde en symboles, son association à des abstraits. D'autre part, la défiance de soi due aux précédents échecs aboutit à la transformation de l'accord merveilleux en émerveillement devant le monde et en dévalorisation de soi.

                  Jourdan ne cesse en effet de dénoncer le "trop" qui l'empêche d'accéder au simple, présente l'expulsion comme un état continu, notamment à travers des images liminaires, se reproche de reculer par peur d'abandonner son moi. Le dénigrement de soi, exprimé par un lexique de la petitesse, de la pourriture et de la souillure ; l'autodérision qui l'amène à se qualifier de guignol, de pantin grotesque... ; et le mélange de désespoir et de rage qui domine nombre de fragments, entraînent une tension qui amplifie la séparation – d'où la recherche d'une acceptation de la douleur.


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Jourdan décide donc de prendre la blessure liée à l'expulsion comme point d'appui, et tâche, pour mieux s'en rapprocher, de tirer leçon du monde naturel, de l'instaurer son maître de vie : il se fait le disciple de tous ses éléments, notamment des plus humbles : en premier lieu de l'herbe, puis d'autres végétaux, mais aussi des animaux, surtout petits, de la lumière et des phénomènes atmosphériques.


P.-A. Jourdan. Pin, dessin à l'encre de Chine, 1975.

                  Si le monde naturel est un maître privilégié, c'est qu'il est essentiellement vivant, qu'il incarne la vie même. Jourdan s'exhorte donc à l'imiter, à prendre pour modèle de sa propre conduite éthique l'éveil des oiseaux, la tension vers la lumière et la souplesse des plantes. Ces dernières, par leur floraison et la dissémination de leurs graines lui apprennent à s'offrir dans la fragilité et l'incertitude, et par leurs balancements sous le vent lui enseignent l'acquiescement, la nécessité d'une errance dansante : pour mieux s'enfoncer dans la douleur et qu'elle fasse communier, Jourdan s'efforce de devenir plante. Si le monde lui offre rarement l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire, Jourdan tire souvent leçon également de l'action qu'exercent sur lui la nuit ou la brume qui l'effacent, le vent ou la pluie qui l'empêchent d'écrire. Quel que soit le cas, plutôt qu'une leçon en fait, il s'agit d'un rappel, d'une révision.

                  De nombreuses images présentent le monde comme un maître réel, doté d'une sagesse comprenant à la fois un savoir sur soi et une éthique, mais aussi d'une volonté pédagogique, et qui donne des injonctions orales. Cependant, parce que cette parole emprunte le silence, elle est difficile à percevoir comme à comprendre et nécessite un déchiffrement qui pose le problème de son origine réelle. Jourdan oscille en effet entre la conviction que la leçon est en nous, que le monde n'est qu'un décor qu'il serait moins illusoire d'oublier (d'où toute une thématique de l'adieu) ; et celle au contraire qu'il y a réellement une parole, mais que nous ne la comprenons pas.


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                  Plus généralement, il y a chez Jourdan une interrogation récurrente sur le sens du visible et de notre rapport à lui, liée à la sensation aiguë d'un mystère, à l'intuition d'une Puissance qui serait source de la vie comme de son revers de mort, d'un espace autre, à la fois présent et futur, ourlant le monde sensible. Celui-ci est alors perçu, dans son ensemble, comme un intercesseur de cette Puissance, et certains de ses éléments, qui servent à la désigner métaphoriquement, s'imprègnent particulièrement, dans les écrits de Jourdan, d'une valeur ontologique : c'est le cas de la lumière et de l'ombre, du souffle de vent, et surtout du feu.

 

                  Cette Puissance prend souvent la forme d'un sacré, qui s'exprime par un vocabulaire religieux, et notamment par l'évocation, à propos d'éléments du monde, de réalités ou d'images associées à des religions traditionnelles – antique, orientale ou surtout chrétienne : il s'agit en premier lieu de symboles bibliques. Images et tournures syntaxiques convergent fréquemment pour désigner un Dieu personnel, créateur permanent du monde par son verbe ou sa main, et doté de caractères moraux et physiques anthropomorphes.

                  La conscience de s'inscrire ainsi dans des traditions combattues par la critique rationaliste amène Jourdan à s'interroger sur ce qu'il est légitime de croire et à se défier des illusions liées au désir. Il reconnaît en effet en lui une attente de réponse, une espérance confuse, un rêve d'harmonie. Parce que l'accord avec le monde réalise dans l'instant un autre rapport au temps, celui-ci semble promettre une autre issue, une continuité entre la vie et la mort. D'autre part, l'existence d'un au-delà du monde justifierait le sentiment de sollicitude qu'il inspire.

 

                  Cependant, Jourdan se demande sans cesse s'il ne s'agit pas d'un leurre, et s'efforce de ne pas affirmer trop : il met en suspens et atténue l'expression de ces sensations, récuse ou corrige les images qu'elles suscitent, parle biais notamment de l'adverbe "simplement".

                  Cette volonté de lucidité vis-à-vis des sensations s'accompagne pourtant d'une méfiance égale, voire supérieure, à l'encontre du rationalisme souverain qui les critique, et a abouti dans notre civilisation à une désacralisation et à une déshumanisation. Jourdan n'exclut pas que l'expérience corporelle mette en contact avec une vérité inaccessible à l'esprit, et oscille entre deux pôles affirmant ou niant la réalité de cette absence présente. Sa conscience profonde d'une origine commune fonde en droit la conclusion volontaire d'une alliance avec le monde végétal et animal, son choix de s'y chercher des compagnons de route. Demeure cependant la question de savoir comment répondre au sacré, ou, du moins, à la présence du monde.


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                  Les écrits de Jourdan comportent une réflexion importante sur le enjeux et dangers de la parole dans le cadre de la démarche non strictement littéraire qui est la sienne .


P.-A. Jourdan. Le bourg de Caromb, dessin au crayon.

                  À l'origine, la parole pour Jourdan est illégitime : l'effacement de soi exige le silence, l'accord le suscite tout d'abord. Pourtant, Jourdan dit ce silence : la parole semble irrépressible, emportée par un élan amoureux, et de plus motivée par un désir d'attestation. Il ne la juge pas moins inutile – car incapable de rendre compte du sensible comme de notre rapport avec lui, que ce soit par la nomination ou la comparaison (d'où la rareté des descriptions) – voire dangereuse : elle peut rompre l'accord avec le sensible et l'égarer. Jourdan condamne donc sa parole comme toujours trop bavarde, et rêve d'un langage qui reste dans la dimension sensible : il est pour cela attiré par la peinture, qui ne dresse pas la barrière des mots.

                  Cette défiance à l'égard des mots, conjointe à la nécessité intérieure de les employer, amène Jourdan à définir et pratiquer une éthique de la parole. Il recherche une parole servant une avancée spirituelle et dirigée vers le silence, et pour cela s'efforce, d'une part, de la tourner contre ce qui, même en elle, écarte du monde sensible, d'autre part de la subordonner autant que possible à celui-ci. Formellement, il choisit par conséquent la brièveté et l'ouverture : à l'échelle du livre, il privilégie les fragments à des formes plus closes, continues ou systématiques ; et à l'intérieur de chacun d'eux, l'ellipse, la densité d'expression et la simplicité sémantique. Il ne cesse également de se mettre en garde de ne pas transformer l'écriture, même guidée par une telle éthique, en système sécurisant.


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                Jourdan cherche donc, en vue d'une meilleure insertion dans le monde sensible, à modifier en soi l'équilibre entre le corps, le coeur et l'esprit par une ascèse corporelle et une éthique de l'écriture . Ses écrits expriment en effet une valorisation du corps ; l'aspiration à ne réduction de l'esprit utilisé pour se combattre lui-même, par le biais de la lecture – celle, fictive, du paysage comme celle, réelle, de poètes et penseurs –et de l'écriture ; enfin la recherche d'un véritable apaisement du coeur qui ne soit pas satisfaction hébétée et nécessite un déchirement régulier. Dans cette perspective, l'écriture devient pour Jourdan le pivot entre absence et présence au monde.

 

[P.- A. Jourdan - Présentation]

[P.-A. Jourdan - Vie et oeuvre]

[L'écriture comme ascèse spirituelle]

[Une écriture de la nudité]

[Extraits]

[Bibliographie]